Ymène Chetouane, Our chickens speak for themselves, 2014 porcelaine et émail, 38x31cm, série de 6
Courtesy de l’artiste et de la galerie Talmart © AC Plantey pour Artefact
Vue de l’exposition, galerie Talmart.
Courtesy de l’artiste et de la galerie Talmart © AC Plantey pour Artefact
La galerie Talmart présente un duo de plasticiennes algero tunisienne Nadia Benbouta et Ymène Chetouane, réunies dans une exposition autour de la notion du pouvoir et ses déclinaisons que le philosophe Arafat Sadallah qualifient d’ «ob-cènes». En effet, si l’obscénité du pouvoir est mise sur la «scène» de la galerie, c’est principalement sous la forme de l’aliment, et de la consommation symbolique, que les artistes ont décidé de croiser leurs intérêts. La galerie Talmart propose régulièrement une réflexion politique et plastique par le biais d’artistes de culture orientale et la complexité autant que le recul que suggère leur perception également occidentalisée.
Pourquoi Ob-cène? Titre donné à l’exposition.
Ob-cène : « ob-cène » qui sonne (à dessein) comme obscène, est un néologisme composé de deux termes latins : « ob », ce qui vient devant (comme dans ob-jet) et ce qui fait écran, sépare (ob-struction). L’autre terme est « cène » ou « cena » qui veut dire le dîner ou repas. Il fait surtout référence à la Cène. C’est-à-dire le dernier repas du Christ avec ses apôtres, durant lequel il (le Christ) s’offre lui-même comme repas, à se faire manger par les apôtres. C’est l’épisode de « Ceci est mon corps, mangez-le » etc. En général Ob-cène renvoie donc d’une part à l’obscénité, la stupeur ou le dégoût face au visible (qu’il soit monstrueux ou brisant les frontières de la pudeur). Et d’autre part, il renvoie à ce qui se mange et se consomme. Et surtout à l’ingestion de la transcendance en tant que loi et source de normes et normalités.
Offert à l’ingestion, voilà le destin ou le dessein du visible dans le monde contemporain. L’image n’arrive à paraitre que pour être consommée. Et dans ce processus d’intériorisation elle nous informe. Elle nous façonne à être politiquement, économiquement, psychologiquement, des sujets libres à partir d’une consommation sans répit et sans repos. A l’instar du messie qui s’offre à l’intériorisation des fidèles dans la cène, tout ce qui apparait dans l’aire de l’information n’a de substance qu’à partir du moment où il s’incorpore dans les circuits de la valeur. Dans le fantasme de plus en plus puissant d’une digestion sans problèmes. Nous voilant toujours de manière plus subtile et plus sophistiquée cette béance qui se met entre nous et le visible. Ce qui nous sépare de ce que nous consommons.
Nadia Benbouta et Ymène Chetouane se faufilent justement dans cet espace imperceptible, presque improbable, afin de nous montrer la violence inhérente à chaque processus d’appropriation perceptive ou consommatrice – esthétique ou politique-. Elles interrompent l’ingestion, et inscrivent, par une contre violence créatrice (monstrueuse et inquiétante ; unheimlich), cette distance que chaque pouvoir politique ou subjectif, chaque pouvoir souverain, réduit pour s’affirmer en tant que souverain. Réduction violente qui passe par un refoulement et une forclusion de toute étrangeté, de toute altérité, qui a constitué pourtant cette même souveraineté.
Les monstres d’Ymène chetouane, chimères qui nous reflètent notre propre situation. Nous qui n’arrêtons pas d’ingérer lois et normes. De répéter en chacun de nos actes et attitudes la cène ou l’incorporation d’une loi transcendante. Nous qui nous formons par cette même incorporation, et qui n’arrivons à voir le monde, à avoir une perspective et un point de vue, que par et à travers le dispositif de cette transcendance intériorisé. Cependant, par un double effet (et à nombreuses dimensions esthétiques et politiques), les figures chimériques d’Ymène Chetouane nous font reculer devant notre propre condition. D’une part, elles déstabilisent notre souveraineté subjective (et par le même geste toute souveraineté politique) en nous montrant notre existence en tant que composite et chimérique. Rappelant chaque spectateur qui se tient devant ces « créatures terriennes » façonnées par l’artiste que tout sujet(le spectateur lui-même par exemple, tellement confiant dans la naturalité de son regard), tout souverain est un monstre (un Léviathan, composition chimérique, fantasmatique), issu d’une violence inclusive et exclusive à la fois. Inclusive, en ingérant l’autre, tout ce qui n’est pas moi. Et exclusive, en effaçant la trace de cette inclusion.
Ainsi, les bandes noires sur les poules à têtes humaines ne renvoient qu’à notre propre aveuglement. La couronne excessivement allongée. Disproportionnée du coup par rapport à ce corps enfantin, pèse de tout son poids sur ce dernier comme pour le maitriser et l’assigner à une position définie. Cette couronne qui élève « normalement » celui qui la porte au rang du pouvoir suprême, sur soi-même ou sur une communauté, se montre ici comme une oppression. Elle nous rappelle qu’un corps, propre ou politique, ne se dresse que par la contrainte qui pèse sur lui. Elle le rassemble comme le geste même d’Ymène Chetouane rassemblant les pièces de ses œuvres. Nous posant devant la question inquiétante mais inévitable : Le maintien par le feu des différentes parties dans un corps monstrueux, n’est-ce pas la condition fondamentale et fondatrice de toute institution politique ?
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Nadia Benbouta, et par d’autres biais, occupe le même espace en nous confrontant à d’autres questions importantes, et autrement angoissantes. Ses toiles et ses dessins et son installation nous mettent face à face avec l’envers du pouvoir apparent. Elle nous met face à notre propre intériorité. Nous ne pouvons nous empêcher en regardant les entrailles sur la table régence, ou en se tenant devant ces savons d’Alep, de penser et de sentir la cruauté. Non pas seulement la violence mais le plaisir et la jouissance qui lui sont intrinsèques. Peut-être que là se situe l’obscénité dans laquelle nous vivons actuellement.
Le savon d’Alep, ce produit par lequel les bourgeois du monde retrouvent l’éclat naturel d’une peau lisse et propre. L’élément de purification constitue ici les ruines ou les restes d’un carnage. Le bain de sang trouble la baignade du consommateur moderne. La jouissance de la purification ne peut plus ne pas évoquer le plaisir criminel. Ce plaisir de consommation apparemment innocent (retour à des produits naturels comme le savon d’Alep) ne doit plus nous voiler notre responsabilité immense devant la jouissance du crime perpétré partout dans le monde au nom de toutes les purifications symboliques ou fantasmatiques.
Ob-cène, ce qui vient entre nous et ce que nous consommons. Cela sonne et se lit de plusieurs manières. Cela nous force à regarder le monstrueux qui nous constitue. Il nous dit le rapport ambigu et violent, par lequel nous existons dans un monde de plus en plus unifié et autophage. (Arafat Sadallah)
« Nous sommes un monstre privé de sens
Nous sommes hors douleur
Et nous avons perdu
Presque la langue à l’Etranger. »
Hölderlin, Esquisse pour un hymne intitulé Mnémosyne
Nadia Bentouba-Marionnette – huile sur papier – 2014
Courtesy de l’artiste et de la galerie Talmart
Nadia Bentouba – Texas- huile sur papier- 2014
Courtesy de l’artiste et de la galerie Talmart © AC Plantey pour Artefact
Nadia Benbouta présente deux toiles sur le thème du pouvoir et la guerre. L’une présente des organes mâles servis sur une table Régence, l’autre une pyramide de savon d’Alep sur une nappe de sang. Elle propose également une série de dessins ainsi qu’une installation.
Sa peinture est surtout notable par la valeur des symboles qu’elle confronte et sa dimension politique. Les figures emblématiques de l’univers Disney de Donald duck à Pinocchio sont offertes à une relecture grinçante. Le sourires hollywoodien capitaliste et les codes enfantins aceptisés sont placés au coeur d’un univers de guerre et de chao et continuent leur parade sans sourciller.
L’ombre de pinocchio (par Arafat Sadallah)
« On ne s’imagine pas en effet un monde sans Pinocchio. » Italo Calvino
La marionnette se dresse, est dressée plutôt par des fils qui la tiennent. Peut-être imagine-t-on la « croix » de contrôle très haut, hors champ. Mais elle est là et elle opère : la tension des fils le suggère. En effet, Pinocchio est l’exemple même de cette marionnette dont le contrôle pose problème au niveau de l’intrigue et de l’interprétation. Dont le contrôle direct se détache peut-être pour laisser place à un autre, plus transcendant, plus haut. Là plusieurs questions liées à l’autorité (politique, morale, ou intellectuelle), à la signature, au commandement et au pouvoir se tressent et se tendent avec les fils de contrôle.
Pinocchio se tient sur une scène et se donne ainsi en spectacle. Il s’offre au regard et donne l’exemple, peut-être il est l’exemple même. En d’autres termes il fait représentation, il est représentation. Derrière, un spot ou une poursuite lumineuse se projetant sur un ciel apocalyptique, annonciateur d’orages. Des obus téléguidés tombent comme des foudres divines. Pinocchio a le sourire artificiel et figé, inhumain, et pour cette raison, trop humain. Il regarde ses spectateurs comme pour annoncer « la morale de l’histoire » en fin du spectacle.
Le dessin de Nadia Benbouta nous met mal à l’aise face à une scène de « divertissement » presque enfantine. Il dérange notre regard « diverti » dans un monde de spectacle. Un monde où le regard est disposé pas les fils tendus d’un système de production du spectaculaire. Mais un monde ou une mort réelle rythme cette pulsation (pulsion ?) scopique. En effet, la scène de spectacle fait écran devant une autre scène : sacrificielle et destructrice. Et La première est nécessaire en tant que telle, comme scène spectaculaire et de spectacle, pour neutraliser et donc rendre visible la deuxième ; celle de la violence réelle, et ce en la taisant. Un écran presque transparent s’interpose entre chaque spectateur et la violence politique comme pour la rendre plus consommable, visible et même source de jouissance. Le danger est certes que cette destruction devienne banalisée. (Mais un autre danger plus grand hante encore ce premier péril : c’est cet écran même qui commence à alimenter la jouissance de la violence politique, la cruauté. C’est-à-dire à la provoquer.)
Ymène Chetouane –
Courtesy de l’artiste et de la galerie Talmart © AC Plantey pour Artefact
Ymène Chetouane
Courtesy de l’artiste et de la galerie Talmart © AC Plantey pour Artefact
Ymène Chetouane actuellement en résidence à la Cité des arts de Paris, a produit une série de pièces en porcelaine. Chimères monstrueuses et polysémiques, ses figures répètent les variations que subissent ses têtes d’enfants. Une série de 6 poules à tête d’enfants, 4 sachets plastiques contenant des pièces en porcelaine, une figure couronnée. Ses petites « poupées », têtes des baigneurs de jeu d’enfant nous renvoient le miroir implacable de ce que nous sommes devenus. Pointant les dérives d’une société de consommation à outrance,menée par une pulsion orale archaïque, les petites poupées prennent alors les contours de poulets de batterie, produits à la chaine. Leur regard est voilé du même bandeau impersonnel qui retranche dans l’anonymat les protagonistes de presse à scandale. On ressent l’impact dénonciateur à travers la triste posture du poulet plumé, que la multiplication en série renforce.
Le sac plastique, emballage du consommable par excellence exhibe avec une sorte de cruauté effroyable les têtes enfantines. Lorsqu’on approche de redoutables détails accentuent l’horreur du ressenti. Ces petites têtes enserrés dans des sacs plastiques se retrouvent même modifiés, comme si la chair encore souple et vivante se déformait sous la compression du sac, nez aplati du petit enfant collé à la vitre. Comme si l’être humain était devenu consommateur de lui même ou de ses semblables dans un ultime fantasme cannibale.
Ymène Chetouane vu par Arafat Sadallah:
Des têtes entassées dans des sacs en plastique, les nez et les lèvres de certains écrasés, rendant les visages enfantins grimaçants et monstrueux. La forme humaine épouse l’utilité de l’emballage, et se porte au regard comme se porte un comestible le temps d’un retour du marché. Le temps d’une métaphore. La contrainte spatiale d’un sac de plastique rassemble le matériel (presque humain), et donne forme à un sujet individuel et collectif inscrit dans la circulation marchande.
Ainsi l’œuvre de Ymène Chetouane nous regarde. En ce sens qu’elle concerne tout un chacun dans son existence propre. Elle interpelle cette angoisse intérieure qui veille dans toute identité singulière ou commune et l’ouvre à un vrai questionnement sur soi. Sur le soi, et la constitution d’un soi propre. Par ses défigurations monstrueuses, ces chimères, têtes écrasées, troncs sans membres, les « pièces » rassemblées font signe vers la condition profonde de notre situation historique. Epoque ou l’humain ne se conçoit qu’à travers la notion de « matériel humain », « ressources humaines ». Epoque où la consommation devient le paradigme du plaisir et de la jouissance. Epoque où la distance diminue et disparait presque. Epoque ou la « mondialisation » ne veut plus dire que l’absence de monde. Ou un monde nivelé et aplati. Epoque où la volonté de puissance produit son propre nihilisme, là où sa perspective ne connait que la mesure et la valeur comme moyen de vision.
Ces monstres viennent se mettre devant nous. Ou plutôt nous font reculer. Car on ne sait plus prendre du recul. Toutes les idéologies et les discours nous poussent à avancer dans le sens d’une dévoration continue. Une intériorisation de tout ce qui nous fait encontre, nous empêchant ainsi de faire rencontre. C’est-à-dire surtout de prendre cette distance respectueuse qui permet de voir l’autre et le laisser être dans son altérité irréductible. Mais ce recul ne peut se faire sans inquiétude, sans effroi peut-être. Il ne faut surtout pas réduire la dimension inquiétante dans le rapport à l’autre. Tolérer l’autre, le porter et le contenir, ne fait qu’entériner une violence qui dérive parfois vers un totalitarisme où tout se mesure, se calcule. Et où, en fin de compte, tout se vaut.
Non ! Il ne s’agit pas de tolérer ! Plutôt de reculer. De prendre du recul. C’est-à-dire du scrupule. Un geste de respect ou de pudeur. Une autre économie de la violence qui inclut l’irréductibilité de l’autre. Et une autre éthique qui ne cherche plus à comprendre au sens d’une appropriation, domestication, internalisation, consommation. Mais plutôt qui suggère un regard qui garde dans la distance. Nous obligeant peut-être même à interrompre ici l’interprétation (la compréhension) de l’œuvre d’Ymène Chetouane. Et la re-garder.
La galerie Talmart présente OB-CENENadia Benbouta / Ymene Chetouane Vernissage mercredi 14 mai à 18h Exposition du 15 mai au 14 juin 2014
brétigny-sur-orge rencontre etudiant : Marc Monsallier
22, rue du Cloître Saint-Merri 75004 PARIS – France
tél. +33 (0)1 42 78 52 38 contact@talmart.com
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